Sélectionner une page

GERDI (1994)

297 compositions photographiques (films argentiques 24 x 36 noir et blanc)
Tirages 50 x 60 et 100 x 120 cm, collés sur aluminium.
Première série présentant uniquement des formes non-figuratives
tracées par la lumière sur une feuille de papier vierge.

Invention d’une technique de reflets lumineux,
avec accumulation successive des effets obtenus.


Bernard Lantéri éclaire une feuille de papier d’une ampoule qu’il tient à la main.Toutefois ce n’est pas du papier photogra­phique, mais une simple feuille de papier blanc sur laquelle, selon l’angle d’incidence de la source lumineuse, par rapport à sa surface, s’éta­blissent des jeux de reflets que photographie l’artiste lorsqu’il les juge intéressants. L’image ainsi engrangée est alors tirée, I’opération d’éclairement et de suscitation de formes lumi­neuses réitérée sur cette image, et le tout pho­tographié. Le photographe remet ainsi son ouvrage sur le métier jusqu’à ce que, après quatre ou cinq prises de vues, généralement, il obtienne une image qui le satisfasse.
Bien qu’il pense que les configurations ainsi établies par appréciations successives des effets visuels com­plexes qu’il organise empiriquement sont des « images dérivées », porteuses obscurément de souvenirs diffus de situations passées ou de configurations visuelles expérimentées antérieu­rement, Bernard Lantéri se garde bien de favori­ser ces effets d’anamnèse qui pourraient orienter ses rêveries lumineuses vers la quête d’appari­tions allusives ou de paysages fugitifs. Il construit ses images par engendrements formels, une courbe déjà apparue suggérant une contre­-courbe, un contraste d’ombre et de lumière invi­tant à un renforcement local de densité. Travail formel donc, mais aussi exercitation de l’imagi­naire ténébreux et luministe. Les photographies paraissent animées de fluctuations ombreuses soudain interrompues de crépitements lumi­neux ; I’étendue est traversée de formes claires, indécises ; les rapports des noirs et des gris creusent la surface d’illusoires anfractuosités ; une vie organique semble soulever la matière photographique. Et, par‑ci par‑là en effet, par excès de sensualité imaginaire, il semble qu’un être vienne à existence sous le regard.

Jean Arrouye
pour l’exposition «Photographie de rien, photographie de tout», février1997


L’Aventure Intérieure

Certains photographes partent arracher au Grand Livre du Monde un matériau brut, qu’ils façonneront ensuite en laboratoire. Toute photographie est marquée du dialogue singulier instauré par le photographe entre l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors. Le voyage, ici, se fait en chambre noire. Initialement, le sorcier déploie dans son antre des sculptures de lumière venant impressionner directement une feuille de papier sensible. Une première impression, une autre, d’autres encore… Chaque image s’élabore morceau par morceau, touche de lumière par touche de lumière, au gré d’impressions et d’enregistrements multiples et successifs.

Sédiment

La naissance de l’image s’étire dans un temps qui permet aux différentes couches photographiques de s’empiler. Chaque esquisse d’image est suivie et complétée par une autre, qui se fond en elle, et ainsi de suite. Une telle sédimentation fluide rend sensible le travail par lequel l’image se cherche. A chaque recommencement, c’est un peu plus de matière, de mouvement, de vie. Ainsi va l’image, mûrissant.

L’Autre‑Scène ­

L’idée d’empilement temporel témoigne d’une parenté forte entre ces images et les spectacles de fantasmagories de la fin du XVIIIème siècle ; dans ceux‑ci, en effet, un passé venait se réanimer dans le présent. Surtout, la fantasmagorie ouvrait un espace, inconnu jusqu’alors, espace intérieur, autre scène dans laquelle les images se projettent, se métamorphosent et se succèdent avec  » l’illogisme  » du rêve, et qui constitue à la fois une voie d’accès vers les profondeurs où l’être intérieur et l’être extérieur, le désir et la réalité, entretiennent des rapports autres que dans la vie de tous les jours, et « une puissance redoutable mettant l’homme à la merci de ce qu’il y a en lui de moins contrôlé  » (Max Milner). C’est dans un espace équivalent que nous sommes propulsés, ailleurs mental, lieu utopique, autre-scène fantasmagorique ou encore psychanalytique…

Incarnation

Les photographies de Bernard Lantéri s’apparentent à des fantasmagories, mais une image si peu consistante n’est pas encore une photographie. La vision du photographe s’incarne pour devenir photographie, ici en se dotant d’une épaisseur temporelle. Le cinéma permet d’appréhender le temps dans sa durée, ces images le donnent à caresser. Un fantôme d’image flottait entre deux mondes et cherchait une enveloppe charnelle ; maintenant il la trouve ! Ces images ont la puissance ‑ paradoxale ‑ d’images mentales qui auraient trouvé un corps.

Barbara Le Maitre, avril 1995